L’écriture conflictuelle: les ONG, la littérature africaine et l’autonomie. Compte-rendu de Au-dessous du volcan

Auteure invitée: Madeline Bedecarré

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Mi recueil de nouvelles, mi actes du colloque, avec un parfum de manifeste littéraire, Au-dessous du volcan, édité par la spécialiste française de littérature africaine, Maëline Le Lay et un diplomat français, Alexandre Mirlesse, est un texte hybride. Cette publication participe surtout aux débats récents autour de la prolifération des ONG en Afrique et leur influence sur la production littéraire du continent. La critique faite par Mirlesse et Le Lay concernant le poids des ONG dans le façonnage de la production littéraire de la région vient s’ajouter à un corpus que Sarah Brouillette rassemble dans son article provocateur On the African Literary Hustle. S’appuyant sur la terminologie de Doreen Strauhs (le mot LINGO- ONG littéraire- qu’elle définit comme « une organisation non gouvernementale axée sur la production et la promotion du talent littéraire, des événements, et des publications et qui se situe dans le secteur à but non lucratif »), les travaux de Kate Wallis, et l’essai condamnant la liste de présélection du prix Caine 2011 « How Not to Write About Africa » de l’écrivain Ikhide Ikheloa, Brouillette explore ce qu’elle appelle « l’ONGisation de la littérature africaine »–  le fait que la littérature africaine anglophone est littéralement dépendant des « ONG et des fondations privées étrangères » financées par des « donateurs privés, principalement mais pas exclusivement américains ». Au-Dessous du Volcan contribue à cette conversation de façon importante et opportune, une conversation qui jusqu’ici se concentrait uniquement sur la littérature africaine d’expression anglaise. 

Couverture de Au-Dessous du volcan

Le livre récapitule un évenement de trois jours tenu en juin 2018 à l’Institut français de Goma en RDC où six « écrivains reconnus » (dont la plupart vivent et publient en Europe ou au Canada) Guillaume Jan, Blaise Ndala, Jean-Pierre Orban, Élise Rida Musomandera, Roland Rugero et Joëlle Sambi ont mené une série de panels et d’ateliers de création littéraire pour un groupe de douze « auteurs ‘en herbes’» de Bukuvu, Goa, Butembo, Bujumbura et Kigali: Natacha Songore, Mathe Kisughu, Parfait Nzeyimana, Kennedy Muhindo Wema, Thierry Nkinzo Mihigo, Patrick Zézé, Maxime Kabemba Maneno, Joyeux Juwe Kazimbe, Claudia Munyengabe, Dominique Celis, Butoa Balingene, et Natacha Muziramakenga. 

Ces textes et ces plumes pour le moins disparates prennent tous comme point de départ l’idée que l’autonomie littéraire est en danger dans les pays historiquement francophones de la région des Grands Lacs: le Rwanda, la RDC, et le Burundi. Ce manque d’autonomie- selon les éditeurs du recueil- menace la créativité et l’originalité de la production littéraire – « obligeant » les artistes à se conformer au moule. Pour Jean-Pierre Orban, les auteurs imitent “un certain genre de récits sur l’Afrique » (115) dans le sens où ils « reprennent les clichés et les schémas de ce qui a été écrit » (113). En général les participants se plaignent de la tendance des textes qui portent sur la région de rabâcher les mêmes images et thèmes de l’Afrique qui constituent le « poverty porn » comme l’enfant soldat, la guerre, le génocide, la violence, et le viol rendant ainsi les textes « monochromes » et  « trop figé[s] » pour reprendre les mots de Mirlesse (198).

Qui est responsable de ce discours? Lors de la première table ronde le romancier canadien-congolais Blaise Ndala parle de « la manière dont nos médias peignent la misère d’Haïti ou d’Afrique » (49) et dans la préface du livre l’écrivain congolais Lye Yoka se demande si la production littéraire de la région est « phagocytée par les discours politiques dominants et vertigineux avec en permanence de la langue de bois et un fonds de commerce hypocrite? » (14). Mais globalement, le livre prend comme cible le rôle des ONG dans la production du discours – et en particulier les initiatives littéraires qui, selon le texte, étouffent la production littéraire à la fois portant sur la région et produite dans la région. Un désir de rompre avec la rhétorique actuelle a alimenté l’événement littéraire et la publication qui en est découlée. Un des organisateurs et co-éditrice du recueil, Le Lay explique comment le projet a émergé:  

Nous sommes partis du constat inaugural selon lequel dans cette Afrique des Grands Lacs- particulièrement la RDC, le Rwanda et le Burundi- en proie, depuis plus de deux décennies à présent, à une multiplicité de conflits et crimes de masse, nombreux sont les acteurs sociaux de la région qui cherchent à répondre à leur manière à cette situation, en produisant des récits endogènes de ces crises (28).

Dans l’introduction, elle identifie les « ONG qui sont très présentes dans la région et qui sollicitent les artistes pour qu’ils élaborent des productions narratives les plus souvent articulées autour d’un canevas prédécoupé ou mobilisant un vocabulaire spécifique qui leur est propre » (28-29). 

Cherchant à s’opposer à cet imaginaire fixe, dans l’espoir « d’aller au-delà des routines télécommandées par certaines ONG marchandes de misères » (14) selon l’expression de Lye M. Yoka, Le Lay et Mirlesse adoptent la même approche: la production et la publication de la création littéraire. Ils ont coordonné un concours littéraire autour de la thématique « l’écriture du conflit » et les lauréats ont pu participer dans les ateliers de création littéraire à l’issue desquels ils ont vu leurs textes publiés dans ce recueil. La sollicitation et la révision des textes littéraires sur ce thème de conflit visaient à produire de la prose qui abordait le thème autrement, c’est-à dire « d’élargir le concept et même la réalité autant que la vérité du ‘conflit’» (16) afin de contribuer à « la construction  d’une réelle subjectivité d’écrivain qui serait libérée de ce que l’on pourrait appeler les ‘récits dominants’ sur la région » (14).

Image de la vidéo promotionnelle des rencontres littéraires à l’Institut français à Goma.

La même préoccupation avec l’autonomie ainsi qu’une interprétation plus large et abstraite du conflit semblent en effet être limitées aux organisateurs et aux écrivains établis menant les ateliers de création littéraire. Avec quelques exceptions notables, la plupart des textes se déroulent lors d’un conflit armé et contiennent un message politique clair. Par exemple, « Le gaz à effet de serre » du poète slam Thierry Nkinzo Mihigo condamne le réchauffement climatique,  « Les chemins de David » de Natacha Songore suit un cadre supérieur d’une banque devenu soldat rebelle qui -durant les moment brefs précédant une attaque- réfléchit sur les injustices sociales qui ont provoqué son réveil politique, et la nouvelle coquine de Wema, « Ce différend énigmatique », qui raconte le dilemme auquel un soldat congolais doit faire face quand il apprend après une bataille qu’une de ses prisonnières est son premier amour. Une nouvelle qui se démarque de ces thématiques est « Ne m’enterre pas » de Claudia Munyengabe. Des fans du recueil des nouvelles macabres de Kristen Roupenian You Know You Want This aimeront cette histoire dans laquelle Pauline, une ancienne mangeuse d’hommes (au sens propre) refuse de consommer son mariage. Cette femme si dévouée s’empoisonne plutôt que de tuer son époux dans les affres de la passion et commande à son homme de garder son corps sans vie- avec lequel il continue à coucher tous les soirs au grenier.

La figure de l’écrivain engagé apparaît tout au long du recueil. Dans une nouvelle particulièrement mémorable, « Le Bivouac de la milice » de Mathe Kisughu, un écrivain qui pleure son fils- présumé de s’être engagé dans une bande rebelle armée- doit s’échapper de sa maison que les troupes du dictateur menacent de brûler.  Le texte commence avec l’écrivain et son fils qui débattent l’utilité de littérature. Renfrogné et dédaigneux, le fils- qui partira bientôt rejoindre un groupe révolutionnaire clandestin ironise « […] pourquoi perdre le temps à noircir les pages, par des histoires que personne ne lit ou, du moins, que la majorité ne peut lire » (63)? Auquel le père répond, « […] je ne perds pas de temps en prenant la plume. Elle est révolutionnaire, tout autant ou mieux que les armes[…]» (64). Joyeux Juwe Kazimbe dépeint un jeune romantique dont le père à la Roméo et Juliette lui interdit de sortir avec sa copine dans la nouvelle « L’ombre du père ». Élevé dans une famille qui aime la poésie, il considère son avenir comme un poète et le but de la littérature: “ Que faire? Devenir poète? Se réconforter à travers ma plume […] Ou alors parler à la place de ceux qui ne parlent pas? » (170). Récemment diplômé et lecteur vorace, le personnage principale de « Matricule 17111 » de Parfait Nzeyimana doit s’engager dans l’armée et se retrouve tiraillé entre son identité de soldat et d’intellectuel naissant: « Je voulais être à la fois fort et beau, Rambo et Baudelaire, Einstein et Don Juan. Entre Parfait, Jules Caesar et Matricule 17111, mon coeur balançait » (87).  

Un autre thème qui traverse le livre est celui de l’intervention étrangère dans la région. Les auteurs, comme Patrick Zézé dans « Mwana Kongo, » font référence à la colonisation, en particulier à Léopold II et à la conférence de Berlin en 1884. Zézé fait la critique du moment où « certaines personnes de l’Occident […] décidèrent de couper en morceaux notre Afrique » (123) et Blaise Ndala fait écho à ce sentiment dans son texte, « Lettre au soldat que j’ai connu », quand il évoque la « carte dessinée un jour de 1885 à Berlin » (249) créant ainsi des frontières et divisions nationales qui perdurent. Les auteurs relèvent également des modes plus contemporains de l’intervention étrangère comme l’Armée américaine dans « Ce différend énigmatique » de Kennedy Muhindo Wema, les missions de maintien de la paix de l’ONU dénoncées par Thierry Nkinzo dans son poème « Le Gaz à effet de Serre »  « ces pays prospères, qui n’étaient pas du tout sincères » (119), et l’armée française que Dominique Celis décrit comme les « fils matricides des Mariannes et leurs devises Liberté, Égalité, Fraternité. Ces collègues en génie civil du meurtre et, de sa négation » (182). Des lecteurs peuvent noter des parallèles puissantes entre les différents textes : par exemple la nouvelle de Maxime Kabemba Maneno, « Une Lageri, je viens de nulle part,” qui mentionne la « science des race inférieures » (135) de l’ethnologue allemand Leo Frobenius ou « Première lettre » de Dominique Celis qui condamne « le défilé des délégations étrangères venant observer […]» (183) les pays africains qu’ils confondent avec des laboratoires.

Comme dit le dicton, il faut garder le meilleur pour la fin. Un texte qui se distingue des autres,  «Lettre au soldat que j’ai connu » de Blaise Ndala, clôt le recueil. Une lettre adressée à son cousin Jeancy, son « frère de sang » et son « jumeau » qui a perdu la vie dans l’armée lors d’une mission de reconnaissance, le texte est un exercice de commémoration face à « l’oubli de la Patrie » (241). Ndala cherche des traces de lui partout à Goma au bord du lac Kivu- sa dernière adresse, entre une visite au monument aux soldats inconnus et une conversation avec un soldat qui aurait pu connaître son cousin. Toute personne ayant déjà répondu à l’appel redouté au milieu de la nuit appréciera comment Ndala raconte le moment où il a appris la mort de son cousin. Son écriture habile sur le deuil se focalise sur des détails poignants lors de la conversation douloureuse avec sa mère, comme ses manoeuvres à linguistiques entre le français et le kikongo histoire d’éviter le lingala. Elle esquive cette langue puisqu’elle est parlée dans l’armée et elle l’associe avec ceux qui sont responsables de la mort de Jeancy. Il écrit:

“Maman saute d’une langue à l’autre comme à chacun de nos échanges téléphoniques, mais subsiste le no man’s land verbal, cette impasse sur le lingala, Maman va de la langue du Maréchal Pétain à celle de Pierre Mulele le chef marxiste qui ébranla jadis notre Kwilu natal, au lingala cher au Maréchal-Léopard elle résiste du mieux qu’elle peut […] parce que c’est quand même la langue de l’armée[…]” (239).

Image de la vidéo promotionnelle des rencontres littéraires à l’Institut français à Goma.

Des moments comme celui-ci–qui révèlent comment l’histoire compliquée du Congo se manifeste dans des échanges quotidiens–émaillent la prose de Ndala. Les lecteurs obtiennent un avant goût de l’humour pince sans rire de Ndala dans cette lettre–à la fois mélancolique et enjouée–grâce à une ribambelle de références de Camus à Conrad, de CNN à l’ONU.

 

Malgré le thème récurrent de l’intervention étrangère ainsi que l’intérêt des organisateurs pour l’autonomie auctoriale, une contradiction tacite mais évidente se trouve au coeur de ce projet: le cadre institutionnel qui abrite cette publication, Au dessous du volcan, et l’événement, Les Rencontres littéraires de Goma. La voix officielle du diplomate, Alexandre Mirlesse, démarre l’introduction en citant le discours d’André Malraux (le premier ministre de la culture en France, en poste de 1958 à 1969) qui proclame la naissance de la francophonie institutionnelle (l’ACCT, le précurseur de l’OIF). Ce cadrage ainsi que les emblèmes des sponsors sur la quatrième de couverture, situent le texte dans le champ d’application des institutions majeurs de la diplomatie culturelle française.

La thèse de Le Lay est qu’en sollicitant la littérature  – ce qu’elle appelle la « stimulation littéraire orientée » – les ONGs étrangers réduisent des textes « à des productions de commandes » dont « l’artiste créateur ne dispose pas pleinement de toute sa liberté pour composer à sa guise et transmettre ce qui l’habite véritablement, voire ce qui le brûle » (29). Mais des lecteurs, comme moi, se poseront peut-être la question, et si on parlait de la littérature sollicitée et subventionnée par des agences gouvernementales françaises ?

L’encouragement de la production littéraire africaine de langue française- en particulier à travers des prix et des concours littéraires- est un outil de la diplomatie culturelle française pour promouvoir l’alphabétisation à travers la littérature depuis avant les indépendances africaines. Bien qu’il reste important d’interroger l’ONGisation  de la littérature africaine, il est tout aussi générateur de réfléchir sur comment les gouvernements étrangers (à travers l’action culturelle) sont impliqués dans des rapports de pouvoir semblables. 

En dépit de cet angle mort, on pourrait imaginer différents publics pour le recueil avec son mélange éclectique de transcriptions des tables-rondes et des nouvelles inédites: des lecteurs qui s’intéressent à la production littéraire populaire et/ou amatrice en Afrique, ou de manière générale des spécialistes de littérature africaine d’expression française, surtout des chercheurs curieux à propos de comment les nouvelles voix prometteuses comme celles de Roland Rugero (dont le roman Baho! est paru en anglais en 2016) et Blaise Ndala (auteur de deux romans et lauréat de quelques prix) théorisent leurs propres textes. À part les tables rondes orientés vers un public de chercheurs étrangers, les textes littéraires dans le recueil semblent être destinés à un lectorat plus local. Le livre met en avant l’écriture faite au dessous du volcan, c’est-à-dire des textes écrits sur place, et dans ces sens là, le projet atteint son but. Au-dessous du volcan remet en question le genre d’histoire écrit par des interlopes européens à la Livingstone, Conrad, Céline, Leiris ou Kapuściński et privilégie la perspective des écrivains originaires de la région des Grands lacs qui racontent leurs propres histoires.

Madeline Bedecarré enseigne à Bates College aux États-Unis. Spécialiste de la littérature africaine d’expression française et de la sociologie de la culture, elle s’intéresse aux rapports entre la littérature et la politique. Elle travaille actuellement sur un livre issu de sa thèse qui porte sur le rôle de la Francophonie institutionnelle dans la reconnaissance des écrivains africains.

 



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